Jean-Marc Reol Parution en 2001 d'une monographie “Philippe Gronon"

 

JEAN-MARC REOL
2001

Parution en 2001 d'une monographie “Philippe Gronon" dirigée par Jean François Taddei, coproduite par :

Le Frac des Pays de la Loire, Carquefou,
Le 19, Centre Régional d'Art Contemporain, Montbéliard,
Le Frac Franche-Comté, Dole.

 

entretien avec Philippe Gronon

Jean-Marc Réol


j.-m. r.
Nous assistons depuis une dizaine d’année, à une montée en puissance de la photographie sur la scène de l’art contemporain. Sachant que ton travail a débuté dans les années 1987-1988, son développement s’est fait parallèlement à cet essor, tout en gardant une cohérence formelle et intellectuelle sans concession aux variations de l’air du temps. Il semble que cette fermeté du propos trouve son origine dans une attention très précise portée aux choses mais aussi dans une réflexion sur l’histoire du médium. Pourrais-tu dire quelques mots d’introduction à partir de cette proposition ?

p. g.
Mon activité photographique ou plutôt le choix initial, comme artiste, du médium photographique s’est fondé en effet sur une certaine forme de regard, très tôt aiguisé par la conscience que certaines choses sont plus particulièrement chargées de sens, parce qu’elles synthétisent ou qu’elles sont symboliques de l’univers dans lequel elles existent. Ces choses sont généralement très discrètes malgré souvent leur évidence ; elles sont même presque invisibles tout simplement parce que, même si elles sont inconsciemment perçues, elles ne sont jamais pointées. Mon travail consiste donc à pointer ce que je désigne comme “cibles” et qui sont les sujets de mon travail photographique. Pour le dire autrement ces “objets-cibles” que je pointe sont reproduits et révélés dans leur valeur signifiante par la photographie que j’utilise dans toute sa rigueur comme moyen d’enregistrement.

C’est peut-être en ce sens que ma pratique peut trouver des références anciennes dans l’histoire de la photo et je pense à des gens aussi fondamentaux et aussi connus depuis Daguerre ou Nadar que Cameron, Hill et Atget, des gens qui expérimentaient ce médium en même temps qu’ils faisaient apparaître des images neuves du monde, qu’ils les interrogeaient par ce médium et qu’ils interrogeaient ce médium à travers elles. Il me revient aussi précisément en mémoire, au moment où je te parle, une image de Fox Talbot, cette photo qu’il avait faite d’une partie de bibliothèque, en vue frontale, extrêmement dépouillée et sans anecdote, totalement moderne dans son concept. La concentration extrême de ces photographes sur l’aspect technique et expérimental de leur médium nous livre ces images étonnantes qui nous paraissent dans leur fidélité minutieuse au modèle, si proches, et pourtant si lointaines dans leur matérialité fragile et évanescente d’empreintes argentiques.

j.-m. r.
L’emploi de la chambre, présent dans la plupart des séries que tu présentes, peut-il être considéré en ce sens comme une “citation technique” de cette photographie archaïque ?

p. g.
Il ne s’agit pas pour moi de célébrer une technique parce qu’elle est ancienne mais plutôt d’ajuster un dispositif photographique aux objets que je vise. S’il était nécessaire de faire des instantanés pour saisir un mouvement, j’utiliserais évidemment une modalité technique différente ! Photographier à la chambre n’est pas un retour nostalgique sur le passé, une coquetterie historiciste, c’est accepter un ensemble de contraintes qui donnent une consistance matérielle particulière à la médiation photographique. La lourdeur même du dispositif induit une relation au regard, au temps, à la lumière, plus réflexive, plus mentale, moins directement subjective, moins dépendante du “moment décisif” du déclenchement que dans la photographie légère. Par-là, nous rejoignons la réflexion de Walter Benjamin qui nous ramène à la photographie ancienne que j’évoquais tout à l’heure, quand il décrit l’espace propre de la photo comme “le continuum de la plus claire lumière à l’ombre la plus obscure”. C’est cet espace que la chambre restitue avec le plus d’exactitude et c’est dans l’enregistrement en noir et blanc de cet espace que nous pouvons, selon le philosophe allemand, percevoir la dimension auratique de la photographie, “ une trame singulière d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ”. C’est dans le champ de cette fameuse énigme que j’ai, pour ma modeste part, entrepris ce travail.

j.-m. r.
Pourrions-nous, à la lumière de ce que tu dis, tracer dans la modernité une généalogie d’artistes dans laquelle tu pourrais t’inscrire ?

p. g.
Pour parler d’artistes plus près de nous dans le temps et qui ont nourri ma réflexion, je répondrais spontanément ceux du Land-art ou d’un autre côté les Becher.

j.-m. r.
Ce sont des propositions très différentes !

p. g.
Certes, pour Smithson et De Maria par exemple, il s’agissait avant tout de fixer un aspect, à un moment donné, de leur action dans le paysage et pour les Becher de révéler comme sculptures des édifices du monde industriel. Mais les uns comme les autres ont enregistré la trace de choses appelées à se dégrader et à disparaître. Qu’elles soient nées d’une intention artistique ou qu’elles appartiennent à la mémoire d’une activité économique, elles ne resteront que sous la forme d’une photographie, elles ne prendront sens que sous leur forme photographique dans l’histoire de l’art. Par ailleurs je pourrais citer rapidement, parmi d’autres, le travail de Struth, Ruff, Gursky dans la photographie allemande et ceux de Tosani et Poitevin en France. Tous sont des artistes qui immobilisent des objets (au moment où nous parlons, me reviennent en mémoire des photographies d’amas de vêtements par Tosani ou un ciel étoilé de Ruff), c’est-à-dire des artistes qui donnent à voir des objets, des paysages, des visages appartenant à la banalité du quotidien avec une intensité inhabituelle.

j.-m. r.
En ce qui te concerne, un regard rétrospectif sur ta pratique nous montre que tu es un photographe des choses plutôt que des gens. Mais ces choses que tu photographies semblent choisies à partir de critères particuliers, très éloignés de l’univers décoratif de possibles “natures mortes”.

p. g.
Tous les objets que je photographie ont une valeur d’usage. Certains sont très élémentaires, d’autres très sophistiqués, mais tous sont marqués au coin de l’ustensilité. Je me rends compte maintenant, parce que cela ne fait pas partie d’un dessein a priori mais plutôt d’une enquête empirique, qu’il serait possible de les classer grossièrement à partir d’activités comme observer, représenter, mémoriser, stocker. Cela donnerait un inventaire moins hétéroclite qu’il n’y paraît où l’on trouverait : des hublots, des coupoles d’observatoire, des châssis photographiques, des châssis radiographiques, des tableaux noirs d’amphithéâtre, des écritoires, divers fichiers, des coffres-forts. Seules les photos de moteurs de la fusée Ariane et les récents tas de fumier échappent à la logique de cette nomenclature.
Pour reprendre le fil de ta question, je dirais que ces objets sont toujours présentés hors de tout contexte, cadrés très frontalement jusqu’à occuper la totalité de la surface de l’image et livrés au regard dans leur nudité objective. Ce caractère objectif est renforcé au tirage par l’adoption d’une échelle identique à celle du modèle et par le soin apporté à la qualité de la définition pour diminuer la part d’interprétation subjective, intensifier la présence de l’objet à l’image. Pourtant, d’une certaine manière incidente, les utilisateurs, les gens qui ont manipulé ces objets, sont aussi présents dans la photo sous la forme ténue de traces d’usure, de rayures, d’éraflures, de taches… Tout un index de l’usage dont on peut percevoir avec un peu d’attention l’écriture énigmatique. Cette donnée est particulièrement visible dans les séries comme les écritoires de la Bibliothèque vaticane ou les tableaux noirs de Sciences Po et de la Sorbonne où apparaissent des fragments résiduels de graphisme. Les gens ne sont donc pas l’objet de mon étude, mais ils sont, je le répète, présents indiciellement dans toute une partie de mon travail au travers des traces que leur activité a laissées sur les objets photographiés.

j.-m. r.
Ces indices disparaissent quelquefois totalement dans plusieurs des séries que tu évoquais plus haut…

p. g.
J’ai, en effet, enregistré des images plus froides, plus mutiques d’objets neufs (les moteurs d’Ariane, certains coffres-forts, les châssis radiographiques). La froideur de ces objets, leur aspect “ Hi-Tech ” appartiennent à une certaine idée de la modernité radicale qui s’oppose au caractère mémoriel, patiné par le temps et l’histoire, des séries que je décrivais tout à l’heure. Ces deux types d’images coexistent dans mon travail sans que le système de cadrage et de prise de vue soit modifié, avec la même objectivité frontale, la même évidence documentaire, la même absence d’anecdote contextuelle. Il me semble même que le surcroît d’objectivité qui émane des objets vierges de toute trace d’usage induit une interrogation plus pure et plus radicale de la photographie comme médium. Dans le cas extrême d’une des dernières séries montrant des châssis utilisés dans un prototype d’appareil de radiographie à fonctionnement numérique, nous sommes en face d’un objet particulièrement sec : un cadre avec une trame en fibre de carbone qui ne nous livre que peu d’informations sur son fonctionnement comme surface d’enregistrement du corps, comme principe d’investigation médicale. Ce que l’œil perçoit dans cette matrice muette d’images à venir des organes, c’est une sorte de mise en abyme du phénomène de la vision : tous les possibles du voir sont contenus dans la trame obscure au dessin géométrique abstrait qui apparaît sur l’image.

j.-m. r.
Je voudrais maintenant t’interroger sur les relations que ta photographie entretient avec la peinture. Elles sont manifestes et même à la limite du jeu de mot dans les séries consacrées aux différents Tableaux (de cotations boursières, d’amphithéâtre…) et aux Écritoires. Mais il me semble que cette relation va au-delà du jeu et qu’elle apparaît en filigrane de presque toutes les séries…

p. g.
Pour les Tableaux, j’avais choisi des objets qui fonctionnent à l’intérieur d’un système de transmission d’informations ou de savoir. Ce qui m’intéressait c’était l’idée de photographier des surfaces d’enregistrement et de communication, d’arrêter des images de cette activité pendant les phases intermédiaires où l’on perçoit à la fois le geste de l’effacement et quelques traces résiduelles d’inscription.

Cette idée est poussée à l’extrême dans les séries récentes montrant des images de pierres lithographiques de l’Imprimerie Nationale où la pierre poncée prête à recevoir une image ne révèle qu’une surface muette. Le grain de la pierre est à peine visible (il joue, si je puis dire, ton sur ton avec le grain de la photo) et l’on perçoit faiblement quelques irrégularités appartenant à la structure physique du minéral.

Là comme pour les châssis radiographiques mentionnés plus haut, mais avec un support plus archaïque, nous arrivons à une abstraction presque monochromatique, pour le dire en réponse à ta question en utilisant un vocabulaire propre à la peinture. Si nous poursuivons sur le même registre, je suis conscient en jetant un regard rétrospectif sur mon travail que l’on pourrait l’interpréter aussi comme une réflexion sur la peinture, particulièrement la peinture abstraite, en repérant des phrases plus gestuelles et lyriques et d’autres plus austères, plus minimalistes et plus mentales. Cette interprétation des évocations “picturales” de mes photographies pourrait, en effet, accompagner les différentes séries depuis les premiers “Tableaux noirs” de 1987 jusqu’aux récents “Châssis radiographiques”.
Même si les comparaisons entre peinture et photographie font partie des lieux communs de la critique, j’assume parfaitement ce jeu de réfléchissement d’une pratique sur l’autre comme une composante culturelle incidente à ma réflexion artistique. Il me plaît de penser que le travail de scrutation que j’opère en utilisant avec la plus grande rigueur la puissance objective de l’appareil photographique puisse ouvrir à une méditation sur la modernité d’un vieux médium prestigieux comme la peinture ! Pourtant, en réalité je n’ai fait que fixer des situations éphémères comme dans les séries consacrées aux tableaux effacés ou bien donner à voir du temps sédimenté en signes comme dans les écritoires ou encore pointer des matrices vierges d’images comme dans les châssis radios et les pierres lithos. Ce que révèle la photographie dans ces différents enregistrements c’est aussi notre propension à voir ces objets avec l’œil de notre culture, comme Léonard de Vinci voyait des images de nuage dans les moisissures d’un mur…

La gageure pour moi, à partir d’un protocole photographique défini par des critères d’échelle, de format, de distance, de lumière, d’immobilité extrêmement précis, est d’arriver à produire une image ouverte, au sens où dans les années soixante-dix on pouvait parler d’“œuvre ouverte”, c’est-à-dire une image à partir de laquelle la réception du spectateur peut cristalliser une pluralité de niveaux de signification sur un objet unique.

j.-m. r.
À ce propos, tu parlais tout à l’heure de “cibles” pour désigner les objets photographiés, pourrais-tu expliquer davantage l’attitude que ce terme implique et dans quelle mesure elle conditionne ton travail ?
p. g.
J’emploie le terme de “cible” pour qualifier l’extrême attention, semblable à celle du tireur, avec laquelle je regarde les objets qui deviendront des images sur mes photographies. Cette métaphore du tir est pour moi parlante car elle implique plusieurs actes enchaînés : choisir, isoler, viser. Choisir un objet c’est d’abord le remarquer dans la multitude des choses qui composent notre réalité parce qu’il présente des caractéristiques particulières, parce qu’il est, comme je le disais au début de notre entretien, emblématique d’un domaine significatif de l’activité humaine alors même qu’il est, dans sa banalité, presque invisible. Mon travail consiste à lui donner comme image une autonomie signifiante en le représentant totalement hors de son contexte. Tout cela repose sur un travail de la vision dont je m’aperçois avec le temps qu’il fonctionne selon deux modes opposés et complémentaires : un mode actif et projectif, celui de l’idée “a priori” et un mode passif, celui de la disponibilité du voir.
Par exemple, pour les moteurs de la fusée Ariane, j’avais formé l’idée de cette image mentalement et je suis allé vérifier devant l’objet l’adéquation de cette idée à la réalité. En revanche, c’est lors d’une visite récente à l’Imprimerie Nationale où j’allais photographier la série des “Chariots” que j’ai “vu” les pierres lithographiques, qu’elles me sont apparues comme une évidence. Ce travail du voir dépend donc à la fois d’une cohérence conceptuelle et projective rigoureuse et d’une disponibilité passive, d’une perméabilité permanente.

j.-m. r.
Nous pourrions maintenant, à partir de ces derniers exemples, aborder les quatre séries récentes présentées dans l’exposition. Pourrais-tu pour chacune d’elle nous indiquer dans quel contexte elles ont été conçues ?

p. g.
Commençons par Le Paradis perdu qui est une pièce importante pour moi parce qu’elle s’inscrit dans la continuation du travail conceptuel que j’ai entrepris avec les photos de fichiers (Bibliothèque vaticane, Assemblée nationale…) La pièce se présente sous la forme de huit images, prises à l’Imprimerie Nationale, qui sont des vues frontales de chariots contenant les châssis typographiques, les “ formes d’impression ” au plomb, qui serviront à imprimer Le Paradis perdu de Milton. Ce livre, écrit au xviie siècle dans le contexte de la révolution puritaine dirigée par Cromwell, est un événement important dans l’histoire de la culture, non seulement parce qu’il a donné une forme littéraire, épique et visionnaire à l’épisode biblique de la tentation et de la chute de l’humanité mais aussi parce qu’il fut un livre “culte” pour les romantiques au xixe et une source d’inspiration pour les artistes, notamment les peintres symbolistes anglais. Les huit images représentant le livre tel qu’il est contenu par les chariots forment donc une pièce unique, sur le même principe qui m’avait servi en 1994-1995 quand j’avais photographié en cinq images l’ensemble du fichier des incunables de la Bibliothèque vaticane lors de mon séjour à la Villa Medicis.
Pour Le Paradis perdu ce travail très conceptuel d’évocation du livre revêt aussi un aspect commémoratif et quasi archéologique dans la mesure où l’imprimerie au plomb a presque totalement disparu, remplacée par les techniques contemporaines d’impression.

j.-m. r.
Serait-ce l’indice d’une inflexion nostalgique de l’habituelle rigueur du travail ?

p. g.
Pas plus que dans les photos de chevalets de mines des Becher… L’aspect frontal et totalement dépouillé de la prise de vue ne laisse apparaître que les tranches des formes typographiques sur les étagères du chariot qui les contient en une géométrie suffisamment abstraite pour décourager toute velléité sentimentale ou anecdotique.
Pour les “Pierres lithographiques” que j’ai repérées en faisant les photos de chariots, comme je l’ai déjà dit, il s’agit de photographies encore plus “abstraites”, dans la mesure où elles sont vierges de toute trace d’image et où l’on n’aperçoit sur leur surface que quelques fins accidents inhérents à la structures naturelle du minéral. Pour radicaliser encore leur présentation, elles ont été détourées sur un fond numérique avant d’être finalement tirées sur papier baryté. En fait, la marge grise qui compense les irrégularités de leur contour dans le format final de l’image est la matérialisation du fond virtuel sur lequel je les ai inscrites.

Ce qui m’intéressait dans ces images était leur apparente perfection, leur neutralité et en même temps les infimes différences qui les rendent toutes singulières après un examen approfondi. Tu sais que dans le jargon des lithographes on appelle ces surfaces des “peaux” et que ponçage après ponçage, après chaque impression, ces “peaux” retrouvent leur aspect virginal, mais qu’en même temps elles sont riches de toutes les images dont elles ont été les matrices. C’est en quelque sorte cette puissance d’enregistrement que j’ai essayé de saisir dans le mutisme même de ces surfaces abstraites, en conservant pour l’observateur attentif les infimes qualités singulières de chaque pierre.

Les châssis numériques de radiographie que j’ai déjà évoqués plus haut s’inscrivent, eux, dans la continuité des “Châssis photographiques” avec lesquels j’ai débuté le travail en 1987-1988. Ces châssis numériques appartiennent à une technique de radiographie qui est encore à l’état de prototype. Il s’agit d’écrans de 0,45 sur 0,45 cm destinés à recevoir des images d’écho radiographiques, des images internes du corps donc, qui seront numérisées par un ordinateur avant d’être traduites en pixels. Sur cette matrice n’apparaîtront donc que des images produites par un système numérique, les représentations les plus abstraites qui soient. Ce qui m’intéresse ici c’est, malgré l’écart technologique, la proximité avec les pierres lithographiques : ce sont deux surfaces d’enregistrement pour des images à venir qui apparaîtront et disparaîtront au fur et à mesure de l’usage, deux matrices neutres dans un système de production d’images.

j.-m. r.
Ce que nous montre la photographie évoque assez une pièce conceptuelle ou minimaliste.

p. g.
Il est évident que l’image pourrait nous renvoyer à une forme d’abstraction géométrique radicale ; mais il ne faut pas donner trop d’importance à ces analogies ou juger de ces photographies dans une comparaison trop exhaustive avec la peinture.

Ce qui est important, je le répète, c’est la stratification des niveaux de signification qui composent une telle image. Le souvenir d’une certaine forme de peinture y joue certainement puisqu’elle appartient à notre mémoire culturelle et que nous éprouvons toujours du plaisir à puiser des comparaisons dans le fonds de notre musée imaginaire. Mais il y a aussi la qualité même de l’objet qui est la cible de la photographie, ce qu’il synthétise en lui techniquement, intellectuellement, imaginairement comme instrument de représentation.

j.-m. r.
Revenons un instant, à propos de la complexité de signification que tu évoques, sur la dimension mémorielle présente dans ces surface d’enregistrement que sont les pierres lithos et les châssis numériques – les pierres me paraissent en ce sens, plus directement métaphoriques : on efface pour pouvoir enregistrer comme on oublie pour pouvoir se souvenir…

p. g.
En effet, la pierre va plus loin dans ce sens là, le châssis numérique sert surtout à transcoder une information. Il est aussi amusant de penser que la pierre lithographique sélectionnée pour des caractéristiques mécaniques et physiques précises, dans un calcaire du quaternaire, a été un des plus anciens moyens de reproduction des images. En poussant l’analogie plus loin nous pourrions aussi évoquer l’idée selon laquelle le premier support des images peintes fut la surface calcaire des grottes préhistoriques ! Ce sont toutes ces réflexions analogiques ou logiques, à propos du temps, de l’histoire, des moyens de représentation, des supports, des traces, etc… qui peuvent être suscitées par la vision de ces images et qui enrichissent à propos d’elles notre réception.

Il faut maintenant aborder la dernière série, les “Tas de fumier” qui marque peut-être un tournant dans mon travail. Il s’agit d’une quinzaine de photos prises dans les environs de Paris, près de Rambouillet et Fontainebleau, région d’élevage de chevaux. Elles montrent des tas de fumier au premier plan d’un paysage essentiellement rural.

j.-m. r.
L’impression immédiate qui se dégage de ces “paysages” nous renvoie, pardonne encore ce tic d’historien, à celle qui baigne les tableaux romantiques. Ces tas de fumiers d’où émanent des vapeurs embrumées… Je pense que tu en avais forcément conscience en prenant la photo…

p. g.
Ces photos n’ont pas été faites dans l’esprit d’une évocation qui aurait tourné au pastiche ou à la parodie de la peinture romantique. J’ai pensé plutôt à Hamish Fulton qu’à Caspar David Friedrich ! C’est aussi le résultat d’une promenade…

j.-m. r.
On y voit cependant, comme dans certaines peintures, une succession d’horizons, celui montueux du tas lui-même, celui en arrière plan de la plaine ou du bois, qui donnent une profondeur “pittoresque” à ces images.

p. g.
Pour moi, le tas de fumier est avant tout une forme vivante dans le paysage, dont la caractéristique principale est d’être éphémère puisqu’il est destiné à être répandu et incorporé à la terre. Comme tel, ce tas représente un moment dans un processus de transformation, dont la photo, une fois de plus, aura saisi la présence éphémère. Ce qui m’intéresse aussi c’est de penser que cet amas de déjections et de paille a une valeur essentiellement nourricière qui lui confère une noblesse vivante et une valeur plus conceptuelle et universelle qui parle du caractère cyclique propre aux organismes vivants. “ Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme ”, disait Lavoisier…
Tout cela parle donc de transformation organique, mais la photo immobilise un moment de cette transformation qui ressemble à un paysage.

j.-m. r.
Ces “Tas de fumier” dérogent aussi à la règle de l’identité d’échelle que tu appliques à la photographie des objets. Est-ce là un des éléments de ce que tu présentais tout à l’heure comme un tournant possible de ton travail ?

p. g.
En abordant des représentations de paysage, j’ai été obligé de redéfinir certains aspects du protocole photographique habituel. En effet, toute représentation panoramique définit le paysage à partir d’un point de vue, le regard ne bute pas sur un objet unique, il rencontre une profondeur jalonnée d’événements visuels (végétaux, mouvements de terrains…) jusqu’à l’horizon qui ouvre sur un ciel. Cette vieille question qui appartient originellement à l’histoire de la peinture a été historiquement résolue à la Renaissance par l’invention de la perspective dont le code impose une hiérarchie des objets dans la profondeur ainsi figurée. Cette question se trouve reposée incidemment dans ces photos : les formes chaotiques et éphémères des tas ont une puissance intrinsèquement paysagère qui redouble et domine celle plus neutre du paysage englobant.

Tu remarqueras aussi que pour évoquer l’idée d’une fenêtre ouvrant sur ces “paysages”, j’ai choisi pour la première fois de présenter ces photos dans un encadrement proportionnellement important en regard de la modestie du format de l’image.

j.-m. r.
Malgré ces changements, tu restes pour le moment fidèle au noir et blanc, alors que la majorité des photos qui sont exposées dans le cadre de l’art contemporain sont en couleur. Est ce un choix purement esthétique ?

p. g.
Choisir le noir et blanc, c’est pour moi choisir un code proprement photographique, une convention abstraite de représentation par rapport à la réalité. Je considère dans cette optique la couleur comme un parasitage, un faux réalisme trop souvent séducteur et facile. Le noir et blanc n’est pas un archaïsme, d’ailleurs tu remarqueras que je n’hésite pas à recourir à des techniques très contemporaines comme le numérique sans que cela affecte le choix de cette bichromie. Le noir et blanc, j’y insiste, est pour moi le chiffre de l’abstraction photographique. C’est un choix conceptuel avant tout et c’est aussi le mode photographique le plus apte à traduire visuellement le travail de la lumière sur les objets. Je reste ainsi au plus près de la valeur étymologique du terme : photographier, c‘est toujours écrire avec la lumière.
Paris, avril 2001