Régis Durand Parution en 2001 d'une monographie “Philippe Gronon"

REGIS DURAND
2001

Parution en 2001 d'une monographie “Philippe Gronon", dirigée par Jean François Taddei et coproduite par :

Le Frac des Pays de la Loire, Carquefou,
Le 19, Centre Régional d'Art Contemporain, Montbéliard,
Le Frac Franche-Comté, Dole.

Philippe Gronon

Régis Durand


Sur la scène, des acteurs disposent des objets hétéroclites qu’ils prélèvent à mesure sur un énorme présentoir monté sur roues : récipients en plastique, tuyaux, guirlandes, bonbons, objets ménagers, etc. Des petites installations prennent forme peu à peu, jusqu’au moment où chacun à tour de rôle s’immobilise au milieu de son dispositif un court instant, figé dans une posture incongrue. On pense distraitement aux One-Minute Sculptures de Erwin Wurm, comme si on avait assisté aux préparatifs de ce que cet artiste autrichien photographie et livre sous ce titre. Au milieu de tout cela, assis sur une chaise, voilà maintenant qu’un astrophysicien s’est lancé dans un exposé ardu mais très clair sur les phénomènes de transformation de l’univers : naissance et mort d’une étoile ou d’un trou noir, vitesse de libération, évolution des masses et des densités, etc. Puis, sur une autre partie de plateau, pendant même que se déroule ce discours, des danseurs ont amorcé une suite de huddles, des regroupements et concaténations de corps qui se font et se défont sans cesse, comme s’il s’agissait d’un organisme vivant en mutation ininterrompue. À ce moment-là, s’établit clairement (pour moi) une relation de correspondance très forte entre ces trois activités, comme trois pôles d’un même phénomène, mais avec de fortes différences de potentiel, entre lesquels circule une énergie intense1. Si tout à l’heure me venait à l’esprit, de manière fugace, comme un automatisme culturel, le nom de Erwin Wurm, c’est maintenant la pensée du travail de Philippe Gronon qui s’impose tout autrement à moi dans la dernière partie de ce spectacle, alors que le rythme des huddles s’accélère vertigineusement. Mais ce qui fait lien avec lui n’est plus maintenant de l’ordre de la référence (rien ne “ressemble” le moins du monde, dans ce spectacle, aux austères photographies de Philippe Gronon). Il s’agit plutôt, me semble-t-il, de la conscience d’une distance entre deux pôles qui sont pourtant indiscutablement en relation : d’une part, quelque chose de très littéral, ayant à voir avec la présence ou la représentation des choses elles-mêmes ; et dans le même temps, quelque chose de très lointain ou de très abstrait, ayant à voir par exemple avec la physique corpusculaire ou la science informatique. Car si les photographies de Philippe Gronon sont toujours des photographies de quelque objet bien particulier, elles ouvrent aussi sur de riches espaces spéculatifs.


Traces, marques

Certaines de ses photographies, les Tableaux noirs, les Écritoires par exemple, sont en effet des relevés méticuleux de surfaces d’inscriptions, avec les multiples traces d’usage ou de fabrication qu’elles portent. Mais ce sont aussi des surfaces d’attraction et d’accrétion, comme le sont plus explicitement les hublots ou les moteurs, sortes de trous noirs, espaces de grande densité dans lesquels le regard est lui aussi aspiré.
Ces photographies agissent pourtant sur nous comme des attracteurs paradoxaux : le regard n’est pas destiné à s’y perdre en fascination ou en sidération, mais au contraire à se faire attentif, à repérer des marques. Art de la trace ? Pas vraiment, même si les marques d’usage ont un double effet : “humaniser” en quelque sorte un objet en soi peu séduisant, en le chargeant d’histoire ; mais surtout, arrêter la dérive vers l’abstraction et la pure absorption du regard dans des espaces non-spécifiques. Les marques, lorsque marques il y a, identifient l’objet comme un objet du monde, et non comme une forme abstraite ou vacante. Cette identification est évidente lorsqu’il s’agit, par exemple, des tableaux de cotations ou des portes de coffres-forts. Elle l’est moins dans le cas des tableaux, des écritoires, des hublots, dont la fonction est moins immédiatement repérable.
Quoi qu’il en soit, le jeu ne consiste pas, devant ces photographies, à nommer un référent, mais bien à repérer qu’il en existe un, et qu’il porte des marques ou des signes d’usage. Ainsi scarifié, il devient un objet dans le temps, un objet-temps, et non une simple surface abstraite. Il est même possible, comme l’ont fait certains, d’y projeter toute une rêverie sur les strates de mémoire qui y sont inscrites, la lente sédimentation des générations d’usagers, des recouvrements et effacements successifs. Cela fonctionne bien pour les tableaux noirs, les écritoires, et d’une manière plus indirecte pour les façades de tiroirs de fichiers.
Dans ce dernier cas, la façade évoque non pas la présence directe de l’homme (de l’usager), mais un contenu qui est lui-même une accumulation de références et d’adresses (les cotes), qui permettent de retrouver les livres ou les manuscrits, les “vrais” objets du savoir dans l’archive labyrinthique de la bibliothèque. Il y a là un processus métonymique très fort, un système de condensation et de renvoi qui représente déjà une phase avancée des techniques de mémoire (les technologies récentes se contentant pour l’essentiel de numériser ces classifications que rien ne surpasse pour l’instant). C’est particulièrement clair pour les photographies de chariots d’imprimerie, sur lesquels sont rangées des plaques de caractères typographiques qui “représentent” le contenu d’un livre en attente de sa (re)traduction “en clair”. La photographie désigne ainsi, par un identique glissement métonymique, une de ses fonctions majeures qui est celle de l’archive, en tant qu’elle anticipe les technologies plus récentes de stockage des données (la phase intermédiaire ayant été, on s’en souvient, la microfiche, simple photographie sur film transparent du document). Toute photographie serait ainsi esquisse d’une archive possible, archive non-fonctionnelle, inutile tant qu’elle ne se constitue pas en système.


Mémoire et représentation

La série des fichiers de bibliothèque anticipe d’une certaine manière celle des plaques numériques utilisées en radiographie aujourd’hui à la place des anciens films sensibles, objets de haute technologie cette fois, dans lesquels la miniaturisation des composants et leur industrialisation rendent toutes traces d’usage indécelables. Reste une surface lisse, alvéolée, inexpressive, mis à part ce qu’elle dit (indirectement, mais ce n’est pas rien) des changements profonds intervenus dans la représentation et le stockage de données. Changements qui eux-mêmes évoquent, parce qu’ils en sont une des conséquences, les transformations du monde économique, la production de masse, la recherche de performances et d’économies d’échelles de plus en plus grandes, l’obsession de la productivité et des profits maximaux, avec les conséquences dont on mesure l’impact maintenant sous le terme ambigu de “mondialisation”.
En photographiant ces membranes hypersensibles, Philippe Gronon nous parle de tout cela, probablement avec la perplexité qui est aussi la nôtre devant de tels objets, fascinants par leurs capacités, devenus pour nous des outils indispensables, mais aussi des interfaces avec un monde dont nous mesurons mal vers quoi il nous entraîne. Les figures dominantes, du coup, ne sont plus celles de la métonymie ou de la métaphore – figures familières et fondatrices, dont on sait qu’elles structurent notre pensée, notre psychisme. Il s’agit de figures qui n’ont peut-être pas de nom, peut-être pas des figures du tout mais de simples mesures : tant de bits, tant de fréquence, tant d’amplitude, etc. Mesures relatives, mais qui ne sont plus à l’échelle de l’homme, et auxquelles nous déléguons de plus en plus une activité de mémoire devenue stockage de données plutôt que parcours construit. Car si la somme colossale d’informations stockées, la Grande Bibliothèque Universelle de l’information, peut être décrite comme une sorte de Babel, Babel, à l’origine, était bien encore quelque chose d’humain, de trop humain même. On se souvient (Genèse, 11) que devant le spectacle du peuple aveuglé par l’hybris et déterminé à élever une tour jusqu’au ciel, le Seigneur décida de briser l’unité de la langue unique et de disperser le peuple à la surface de la terre. Le langage de l’informatique est une tentative de dé-babélisation de l’humanité, par la recréation d’un langage unique, qui engendre, comme dans le Livre, la même soif de grandeur, le même rêve de totalité et d’architecture sans limites (mais qui viendra mettre un terme à cette toute-puissance ?)

Tous les signes, tous les langages sont aujourd’hui en passe d’être traduits en signaux numériques. Question : comment montrer ce qui devient immatériel, comment le figurer ? Les tableaux, les écritoires apparaissent du coup comme des témoins d’un temps presque archaïque ou on écrivait à la main, ou on écrivait en lisant. Pourtant, ils cœxistent dans le travail de Philippe Gronon avec des objets de haute technologie. C’est qu’il s’agit dans les deux cas de représenter ce qui n’a pas d’épaisseur ni de durée apparentes, une surface, un trou, une grille, une opération. Il ne s’agit pas pour autant de photographie abstraite (une “photographie de rien”), mais bel et bien d’une photographie réaliste ou matérialiste, au sens ou elle se donne pour objet la représentation d’objets bien précis. Il faut aussi préciser qu’elle ne vise pas à créer des simulacres de ces objets, des images qui par leur échelle et leur ressemblance seraient susceptibles d’être prises pour ce qu’elles représentent. La précision n’est sans doute pas inutile, dans la mesure où certains travaux, les tableaux de cotations ou les portes de coffres, par exemple, pouvaient sembler assez proches de cet effet de trompe-l’œil – effet renforcé par la présentation légèrement décollée du mur.
Or, le choix des sujets ultérieurs le montre bien, le but recherché n’est pas l’illusion, mais la représentation et la présence2. S’il y a bien chez Gronon une forme de “littéralité trompeuse”, ce n’est pas parce que l’on risquerait d’hésiter sur la nature de ce qu’il y a à voir (un objet ou une photographie ?), mais parce que la représentation photographique saisit quelque chose de l’énigme, du mutisme de ces surfaces. Ces surfaces ne sont ni spectaculaires ni bavardes, tout en étant d’une grande richesse. Car il s’agit d’interfaces sur lesquelles ou au travers desquelles se jouent quantités de transactions : échanges intérieur/extérieur, conversion de pensées en mots, de mots en adresses codées, de mots en valeur, de flux lumineux en langage, etc. Espaces minces dans le temps aussi, soit parce que la vitesse est un facteur décisif, soit parce qu’il est dans leur nature d’être éphémères, de faire apparaître un instant une configuration qui sera effacée ou recouverte par une autre. Ce sont les blocs magiques de nos activités, des feuilletés de temps. L’exemple le plus parfait en est sans doute le travail sur les surfaces de pierres lithographiques, poncées et reponcées jusqu’à avoir un grain d’une finesse extrême. Ces surfaces sont de véritables “peaux” de la pierre, des surfaces sensibles qui redoublent le grain photographique, et évoquent le palimpseste des impressions successives qu’elles ont accueillies.
Et les portes de coffres, dira-t-on, qui semblent figurer la solidité de valeurs pérennes ? Et les tas de fumier, qui introduisent pour la première fois l’espace de l’extérieur, le “paysage” ? Il faut noter tout d’abord que les deux constituent très logiquement un couple dialectique autour de l’idée de valeur : l’or et l’ordure, la valeur-refuge et la dispersion, la porte blindée et des tas fumant dans la campagne, juste avant qu’ils ne soient dispersés et enfouis dans les champs. Au fond, il s’agit encore et toujours de passage. Dans un cas, le passage est interdit, répressif, ou tout au moins codé ; dans l’autre, il est ouvert, généreux, et organique. L’ordure, c’est de la matière déplacée et transformée, alors que le coffre, lui, abrite des objets fixes, en dépôt, à l’abri des flux et des contacts. L’un et l’autre ont d’ailleurs quelque chose d’archaïque, quelque chose qui résiste aux flux dématérialisés de la haute technologie et de l’économie globale. Les coffres évoquent des pratiques anciennes, patrimoniales et secrètes. Les tas de fumier, eux, une agriculture traditionnelle à l’échelle humaine, loin de l’agro-business gagné par les ratios et le cost efficiency, en même temps (immanente sanction ?) que par les virus de toutes sortes.


L’espace du spectateur

Mais cela étant, que disent ces représentations – une porte de coffre-fort, des tas fumant dans un champ – et que font-elles de nous ? Devant les portes de coffres, nous sommes un peu comme le protagoniste de Kafka devant les portes de la Loi : nous sommes au bord d’une réponse, d’un savoir, qui ne viendra jamais. Avec la campagne et ses éphémères entassements de fumier, c’est une économie cyclique qui est évoquée. Une autre économie du temps – une autre économie photographique aussi, puisqu’il ne s’agit plus d’objets cadrés serré, sans marge, mais d’un paysage. Un paysage certes réduit à quelques signes minimaux, quelques arbres, un champ, car ce qui importe ce sont les tas, en tant qu’ils structurent, construisent en fait, un espace. Un espacement plus qu’un espace, accentué par le fait que ces images sont, contrairement aux autres séries, des impressions numériques de dimensions modestes.
Philippe Gronon maintient ainsi le spectateur dans un état de tension, d’indétermination active. Pourtant, en dépit de l’acuité théorique qu’elles supposent, la conscience claire des enjeux de la représentation photographique aujourd’hui, ces œuvres ont aussi quelque chose de somnambulique. Précises comme des coupes, elles semblent en même temps, inexplicablement, flotter entre deux états. Sans doute est-ce le résultat des oppositions suggérées plus haut, ajoutées à l’“archaïsme” du procédé photographique en noir et blanc, affecté ici à une tâche de représentation quasi-objective d’objets qui d’une certaine manière semblent devoir lui échapper. On sent dans ce travail une volonté conceptuelle qui en même temps ne voudrait rien lâcher sur l’outil et ses contraintes, une curieuse retenue que l’artiste retourne en protocole strict3.
Ces remarques sur le type de représentation à l’œuvre chez Philippe Gronon, sur la construction du lien entre l’objet et les décisions formelles, appellent d’autres questions, en particulier sur la nature de l’espace créé pour le spectateur. Lorsque l’objet de la représentation fait énigme, c’est tout l’espace de la relation avec le spectateur, l’espace “entre” lui et l’image qui s’en trouve affecté. Comment le regard se pose-t-il sur ces photographies faussement simples, objectives et frontales, mais en même temps quasi-abstraites ? Elles exigent en effet une attention à la mesure de leurs caractéristiques particulières. Il faut par exemple examiner dans le détail ces surfaces, leur texture, leurs différences subtiles, mais aussi la découpe qu’elles représentent dans l’espace et dans le temps, et le jeu métonymique et projectif qu’elles suscitent. Chacune est comme un estampage ferme et net, qui découpe ou imprime une empreinte sur une surface. Comme toute photographie, dira-t-on ? Sans doute, avec en plus ici la nature des objets photographiés qui sont eux-mêmes produits en grande série par l’industrie, formés et formatés. La photographie produit donc un effet d’interface : quelque chose est transféré, converti dans un système de signes différent.
C’est sans doute la conscience de ces transferts qui donne à ces photographies pourtant aussi quiètes que possible une dynamique temporelle forte. Dans la série récente des tas de fumier, le sentiment d’une durée, d’un rythme est lié, on l’a déjà indiqué, à la nature même du matériau. L’ordure est de la matière déplacée, sortie de son circuit habituel, et devenue impure, ayant perdu son identité et venant brouiller celle de la scène dans laquelle elle fait irruption4. Le fumier sort d’un cycle (le cycle organique alimentaire de l’animal), pour entrer dans un autre (la fertilisation du végétal destiné à l’alimentation humaine). Il est saisi dans ce bref transit, où quelque chose est en attente de dispersion. C’est cet ordre précaire qui intéresse Philippe Gronon. Comme dans toutes ses photographies, il examine un état d’une configuration ou d’un dispositif, soumis à l’impact ou à l’attente d’une perturbation. Si ses photographies, en définitive sont une forme de la vanité contemporaine, c’est en cela : parce qu’elles créent et dénoncent en même temps l’illusion que nous sommes devant des objets (ou en tout cas leur fidèle représentation), et se désignent comme pure représentation d’un ensemble de signes éphémèrement rassemblés. Philippe Gronon entre ainsi, par les moyens sobres et discrets qui sont les siens, dans une réflexion que mènent aujourd’hui philosophes, scientifiques et architectes notamment, et qui concerne ce que Christine Buci-Glucksman a appelé “l’effet de doublure virtuelle”5 : la manière dont, à la suite de Deleuze, on se préoccupe non pas de dualités figées, mais de ce qui se passe entre le virtuel et l’actuel. Les opérations d’inscription ou de transformation resteront elles-mêmes insaisissables, autrement que par quelques traces ténues. Et c’est le côté spectral de ce travail, sa part d’absence, qui donne tout son poids a ce qui a été figuré. R. D.

1. Il s’agit (très partiellement et schématiquement évoqué) du spectacle d’Emmanuelle Huynh, Sans titre, présenté en décembre 2000 au Centre Pompidou, dans le cadre du Festival d’automne à Paris.
2. Sur ce point, on lira la très riche analyse des travaux de James Welling que fait Walter Benn Michaels, in James Welling, Photographs 1977-90, cat. Kunsthalle Bern, 1990. Analyse qu’affaiblit, me semble-t-il, son insistance sur “la différence entre le grain des surfaces volumétriques des objets photographiés, d’une part, la surface plane et lisse de la photographie, d’autre part”. Nous partons de l’hypothèse que le risque de confusion, à ce stade, doit être écarté…
3. Valérie Mavridorakis (“Introduction”, cat. Villa Medicis, Rome, 1995) parle de “sens suspendu”, les objets étant représentés in abstracto dans un temps et un espace qu’ils refondent entièrement”. L’expression “littéralité trompeuse” est également employée par cet auteur, op.cit.
4. Je renvoie ici à l’essai de Gus Blaisdell, “Skeptical Landscapes”, in Lewis Baltz, Park City, Artspace Press/ Castelli Graphics, 1980. Une démonstration parfaite de ces mécanismes vient d’être donnée, au sein même du musée, par la pièce de Wim Delvoye intitulée Cloaca, machine qui reproduit exactement le système digestif humain dans son entier, de l’ingestion de nourriture à la production d’excréments.
5. Christine Buci-Glucksman, L’Esthétique du temps au Japon – Du zen au virtuel, Paris : Galilée, 2001, notamment les livres quatrième et cinquième.