Michel Poivert Extrait de “La Photographie contemporaine“

Extrait de “La Photographie contemporaine“ Editions Flammarion


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On doit à Philippe Gronon de mener l’œuvre la plus rigoureuse du genre[i] <#_edn1> . Œuvre dont le caractère documentaire contient en vérité une réflexion esthétique approfondie sur la relation paradoxale de la reproduction et de la magie de l’image. En ce sens, c’est à une photographie expérimentale que l’on assiste, celle qui cherche dans la perfection de l’identique photographique la puissance métaphorique de la « présence » des choses. Le protocole de l’artiste consiste à photographier avec les moyens de la chambre photographique – c’est-à-dire avec une stabilité et un rendu hors pair – des objets ou plus exactement des dispositifs qui pour beaucoup contiennent une dimension allégorique. En noir et blanc souvent, dans un effort extrême à ne produire aucun effet de subjectivité, réalisant les images finales à l’échelle même des objets photographiés sans que ces derniers n’aient subi la moindre intervention, Phlippe Gronon livre un calque. Et pourtant cette reproduction des choses – les écritoires, les châssis photographiques, les tableaux de cotations, les fichiers de bibliothèque, les cuvettes de développement, les pierres lithographiques mais aussi les portes de coffres-forts, les antennes satellites et les tableaux noirs, les moteurs et les tiroirs ou les cadrans d’ascenseurs – ne ressemblent pas tout à fait à l’idée que l’on s’en fait. Extraits de leur contexte, portant en eux les stigmates de leur valeur d’usage mais débarrassé de toute utilité par l’image, ils se mettent à exister dans la révélation de leur puissance formelle. Il ne s’agit toutefois pas d’une archéologie, ni d’une typologie d’inspiration scientifique ou bien encore d’une variante photographique du minimalisme, mais plutôt d’un exercice permanent qui contraint le lieu le plus étranger à la valeur de l’art – la reproduction photographique – à devenir un laboratoire où l’usage devient image. L’iconographie n’est donc pas dûe au hasard, les objets et instruments cités sont tous pris dans une économie de l’inscription, de la mémoire, de l’outil savant, de l’enregistrement, de la réception et de l’émission, du transport et de mille autre opérations de mesure. Établis au format de l’image, ces dispositifs, des plus rudimentaire aux plus sophistiqués, se présentent  dans leur singularité qui dépasse leur origine standard. La célèbre théorie de Walter Benjamin sur la perte de l’aura des œuvres, que ferait peser sur elles la menace de leur reproduction photographique massive en les privant de notre rapport à l’original, trouve ici une forme de reflet inversé : l’objet anodin trouve sa magie dans la manière dont la reproduction l’exemplifie.
L’expérimental ne rime donc pas seulement, on l’a compris, avec certains aspects attendus - manipulation de laboratoire, hybridation des techniques, etc. Il est toutefois un aspect qui incarne peut-être le mieux l’expérimental photographique et dont il a déjà été question, c’est celui de l’abstraction. Chez Gronon, les tableaux noirs comme les écritoires se manifestent à nos yeux comme des analogies de peintures ou de dessins abstraits. Mais cette analogie est parfois plus directement l’adoption d’un « genre » par certains artistes pour explorer les ressources formelles de la photographie à une époque où l’abstraction (quels que soient les supports ou les modes) est parfaitement intégrée à l’histoire générale de l’art. On trouverait là une sorte de conversion de travaux qui, chez les figures historiques de l’abstraction et du conceptualisme d’Ellsworth Kelly à Sol LeWitt en passant par Josef Albers, ont cherché dans la prise de vue photographique un laboratoire susceptible de reprendre à zéro la question du visuel.
 



[i] <#_ednref1>  Durand Régis : “ Philippe Gronon” , in cat. Philippe Gronon :
Coproduction Frac des Pays de la Loire, Carquefou, Centre Régional
 
d’Art Contemporain de Montbéliard, Frac Franche Conté, Dôle - 2001